17 janv. 2011

De Sidi Bouzid à Boukhadra, en passant par M'sila

  •  Dis-moi mon frère, pourquoi pleures-tu ?
  • Parce que j’ai vu ma mère pleurer ! j’ai vu ma mère encore plus triste qu’elle ne l’était auparavant… et j’ai mal à l’idée de savoir que c’est moi qui lui inflige cette douleur…
  • Comme je te comprends… Je connais très bien ce sentiment. Je le vis depuis quelques jours déjà… voir les siens avoir de la peine et se dire qu’on y est pour quelque chose…
  • Oui, sauf que moi je n’ai pas voulu me retrouver ici ! Je n’ai fait que crier ma hargne face à une injustice que l’on ne cesse de subir.  C’est ce putain de flic qui m’a tiré dessus !!! Toi tu l’as voulu !! Tu t’es suicidé quand même !
  • Nullement !! Je n’ai rien voulu du tout. Moi ce que je voulais, c’était qu’on me laisse gagner ma vie comme je pouvais. Il me fallait aider ma famille et gagner dignement un peu d’argent !!  Vois-tu, à ce moment-là, je n’avais aucun moyen d’exprimer ma colère ! Aucun moyen de montrer combien la vie était injuste avec moi ! Combien l’Etat était injuste avec moi ! Et ce n’est pas faute d’avoir tout fait, malgré la pauvreté dans laquelle ma famille vivait. Que voulais-tu que je fasse d’autre ?  Après le décès de mon père, ouvrier agricole, j’ai dû mettre fin à mes études et prendre en charge ma famille. Je me suis improvisé vendeur ambulant de fruits et comme je n’avais pas d’autorisation officielle, la police municipale me confisquait ma marchandise à chaque fois qu’ils me surprenaient…
  • Et pourquoi ne pas avoir demandé cette autorisation ? Ce ne sont que des fruits après tout ! Ce n’est pas comme si tu vendais de la drogue ou je ne sais quel autre produit illicite ?
  • Détrompe-toi, je n’ai cessé de courir pour obtenir ce bout de papier, mais en vain.
  • Oui…Je comprends ton désarroi, mais là, quand ils t’ont confisqué ta marchandise, il fallait rouspéter et non t’immoler par le feu !! Tu as dû beaucoup souffrir, car si je me rappelle bien, tu as séjourné à l’hôpital des grands brûlés un bon moment.
  • Oui, c'est vrai… malgré mon geste du 17 décembre dernier, je me suis battu  20 jours durant  contre la mort, parce que je voulais malgré tout m’en sortir pour ma famille. Il faut que tu saches quand même que je ne me suis pas immolé parce qu’on m’avait confisqué mes fruits, non !! Crois-moi, j’ai d’abord essayé de me battre !! Les fruits, c’était ma seule source de revenus !! Ma famille comptait sur moi !! Qu’allions-nous devenir ? Je me suis rendu au gouvernorat  pour tenter de leur expliquer ma situation. Je leur ai demandé cette putain d’autorisation !!!! Je leur ai dit que ma famille et moi-même n’avions aucune autre source de revenus !!! Ces chiens n’ont rien voulu savoir !! Ils m’ont chassé comme un malpropre !! comme un vulgaire voyou !! ils m’ont insulté !! C’en était trop !!!  Qu’allais-je dire à ma mère ? Je ne pouvais plus rien faire, ni pour elle ni pour mes frères et sœurs ! Je ne pouvais plus subvenir à leurs besoins… Crois-moi, j’ai retourné le problème dans tous les sens, je ne voyais pas d’autre issue que de crier cette injustice que je subissais comme bon nombre de mes compatriotes.  Tu te rends compte ! Je ne leur réclamais pas d’argent ni de travail !! Je demandais juste à ce qu’on me laisse travailler dans la dignité.  En m'immolant par le feu, je n’ai pas voulu me suicider ! En brûlant mon corps devant ce gouvernorat, j’ai voulu me sacrifier pour mon peuple pour qu’il sache mon histoire et le pourquoi du comment de mon geste !! Et en même temps j’ai voulu me punir de ne pouvoir nourrir ma famille, de ne pouvoir protéger mes frères et sœurs… J’étais devenu inutile pour ma mère et je ne voulais pas être sa préoccupation de plus !! C’était d'une part un geste de désespoir et d'autre part un geste d’espoir !!
  • Tu sais, tu as quand même eu gain de cause … Je ne dis pas que tu as bien fait de t’immoler, c’est juste que le peuple tunisien a tellement été choqué par ton geste désespéré qu’il a fini par sortir de ce silence imposé depuis plus de 23 ans par le régime Ben Ali. La Tunisie vit une véritable révolution depuis ton immolation. Ta mère pleure peut être, mais elle a de quoi être fière de toi !
  • Merci… mais ta mère aussi est sûrement fière de toi.
  • Non, ce n’est pas pareil. Moi je ne suis qu’un jeune voyou qui n’a pas eu de chance à l’école, je n’ai pas fait d’études, je n’ai jamais travaillé. Je n’étais qu'une source d’ennuis pour ma mère.
  • Tu es trop dur avec toi –même, je trouve...
  • Hélas, ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les autres ! Il parait que je ne suis qu’un jeune émeutier qui saccageait pour le plaisir, à les entendre !!
  • A 18 ans, c’est l’âge où l’on entre dans la vie active. Tu aurais pu suivre une formation et apprendre un métier. L’Algérie, c’est quand même un grand pays en comparaison avec la Tunisie !!
  • Oui peut-être, mais les choses n’y sont nullement faciles. En Algérie, tu as des Universités qui fleurissent dans toutes les villes. Moi, je n’ai pas eu la chance d’y accéder, je n’y avais pas le niveau, il ne me restait que la rue. A la fin du collège, personne ne m’a conseillé sur ce que je pouvais faire, quelle formation pouvait me correspondre. On m’a juste dit : « tu n’as pas le niveau, désolé ! »… et à partir de là tu entres en conflit avec tes parents qui ne comprennent pas que tu n’aies pas pu réussir dans les études, comme si je le faisais exprès. Aujourd’hui, je me dis que le policier qui m’a tiré dessus ne l’a fait que parce que pour lui je ne devais être qu’un déchet dont il fallait débarrasser l’Algérie. Je ne faisais que manifester ma colère face à ce système qui a fait de moi un voyou. Ce même système qui m’a offert un billet pour le Soudan et qui m’a laissé manifester ma colère après un match de football sans jamais me dire que ce n’était pas bien et qui vient aujourd’hui me tirer une balle à bout portant parce que je lui réclame de l’aide !! Tu sais je suis comme tous les jeunes : désespérés de cette vie ! On nous a dit : « Venez, on va sortir, crier et dire qu’on est là ! », on y va, on se retrouve tous et là on se rend compte qu’on est tous dans la même galère et on finit par péter un câble !!!
  • Je pense que le peuple algérien a compris ta détresse,  même si tu l’as exprimée avec tant de hargne et de façon maladroite.
  • Oui, il a compris mais ça ne l’a pas empêché de reprendre le cours normal de sa vie après ma mort… Tu sais, en y repensant, si j’avais su que mon heure était arrivée, j’aurai fait comme toi : m’immoler par le feu pour qu’on entende notre détresse , nous la jeunese algérienne...
  • Crois-moi, ça n’aurait rien changé mon frère …
  • ... ?
  • Qui es-tu ?
  • Excusez-moi les jeunes,  j’ai suivi un peu votre conversation. Je suppose que toi tu es Azzedine Labza, 18 ans, M’sila (Algérie) et dont la mort a été provoquée par la balle d’un policier algérien et toi tu dois être Mohamed Bouazizi, 26 ans, Sidi Bouzid (Tunisie), décédé par immolation en Tunisie …
  • Oui, c'est bien nous... et ?
  • Je me présente à mon tour, je suis Mohcin Bouterfi, 37 ans, père d’une petite fille, sans logement, sans travail. Par désespoir, j’ai dû moi aussi m’immoler par le feu devant la mairie de ma ville de Boukhadra. J’ai voulu par mon geste, dénoncer l'attitude de mépris affichée à mon égard par les élus de ma commune. Quant au peuple algérien, il est touché mais pas outré. Il doit penser que c’est un effet de mode. D’ailleurs 3 autres personnes se sont immolées également en Algérie, hélas…
  • Que Dieu soit avec leurs familles…et qu’il leur vienne en aide.
  • Et nous, que Dieu nous bénisse et pardonne notre geste…


R.A

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